Un Dimanche à la Santé

Publié le par pascal

UN DIMANCHE À LA SANTÉ

ou « Prisonnier du devoir »

par G.R.

 

PIAILLEMENTS DE MOINEAUX au-dessus de ma tête. Doucement je me laisse porter par cette quiétude du petit matin tant de fois ressentie dans mes douces montagnes des Alpes, où tout n'est qu'harmonie et émerveillement aux creux de cette nature accueillante.

Le soleil est là, c'est sûr, la journée sera belle. « Clac, clac ». Me voilà ramené à la triste réalité, je suis en cellule. Les oiseaux se sont envolés et les rayons de soleil qui inondaient le mur ont déserté ces lieux. Les yeux levés, je ne vois plus qu'un petit coin de ciel devenu gris au travers des barreaux.

Ai-je rêvé, suis-je conscient, que m'arrive t'­il ? Les verrous de la porte claquent, forcés par une main froide qui a répété des milliers de fois ce geste. Ces entrechocs font résonner dans ma tête un écho que tous ici redoutent.

Une voix sortie d'outre-tombe lance un :  " Bonjour, deuxième tour... " suivi de la fermeture de la porte. Mes paupières retombent et je prie pour que le sommeil m'emporte loin d'ici, le plus longtemps possible. Un seul mot d'ordre me guide: " ne pas se réveiller, ne pas se lever " afin d'échapper à cette réalité sordide.

Mes yeux s'ouvrent à nouveau et cherchent l'heure affichée dans un coin de la pièce. Il n'est que 9H30. " Deux heures et demi de gagnées, je peux encore gratter une heure ".

La serrure fait entendre son mouvement sourd et métallique, la porte s'ouvre : " Promenade ! ".

Ne pas répondre, ne pas bouger, je suis mort. J'échappe à cette routine imposée. Dormir, encore dormir, que mon esprit vagabond s'envole à nouveau loin de mon corps retenu prisonnier dans ce monde gris où nul arbre, nulle fleur ne poussent.

Monde de béton et de fer, triste citadelle qui n'a de vocation que de retenir les gens qui y sont enfermés. Murs, sols, ciel, regards, silhouettes, tout ici est gris. Jusqu'à nos corps, pauvres ombres errantes dans cette tour de Babel.

Nous n'avons plus de couleur, plus d'identité, pour certains plus d'âme. Tristes pantins suspendus à des ficelles qu?agitent d'autres ombres en bleu au gré de leurs humeurs. Il est 11 heures, je me lève comme un automate, allume la télé, seule fenêtre sur le monde extérieur. Présence rassurante et amicale, mélange de sons et d'images.

Mes mouvements se succèdent sans empressement dans l'accomplissement des tâches journalières. Aujourd'hui, pas de douche, nous sommes dimanche.

L'eau chauffe dans la gamelle gràce au totol (1). Dans une demi-heure, je pourrai faire réchauffer la pitance qui nous sera servie. C'est l'heure du frichti (2) qui arrive froid comme à l'accoutumée. Après quelques mots échangés avec l'auxi (3), mon assiette est remplie et me voilà à nouveau fermé.

12h30, j'ai faim, je mange en regardant les informations à la télé.

Dans la quête de l'oubli que je mène, je suis rattrapé par mes fantômes. C'est elle, là, dans cette fenêtre sur l'extérieur, le petit écran.

Elle qui, pour assurer son avenir politique, m'a jeté en pâture avec mes hommes à cette justice de la République. Je sens la colère grandir au plus profond de mes tripes. Ne pas se laisser envahir, se battre, « reprends-toi, tu peux le faire ».

J'essaie de refouler toutes ces images qui se bousculent et refont surface, cet homme que j'ai tué, mes chefs fiers de notre mission et qui nous tournent le dos, la population heureuse d'avoir retrouvé la sécurité, mes hommes dont on m'a retiré le commandement, mes proches qui souffrent devant l'incompréhension d'une telle situation. Je suis fatigué, épuisé, il faut que je m'allonge, je n'ai pas la force de lutter. Je sens le poids du désespoir me pénétrer sans que je puisse offrir une quelconque résistance. Je suis comme ce vieil arbre, sec et creux, foudroyé alors qu'il semblait indestructible. Les mains posées sur mon ventre, je cherche à reprendre le contrôle de mes pensées. Il faut reprendre pied pour ne pas me perdre parmi toutes ces ombres errantes dépendantes de ces petites pilules colorées que l'on distribue généreusement et qui annihilent toute volonté. J'ai un combat à mener, pour moi, ma famille, et mes hommes. Je me redresse doucement, sans précipitation, je reprends le contrôle de mes émotions.

Je suis à nouveau en vie.

La porte s'ouvre. « Promenade ». Sans un mot, je me lève, prend mon manteau et me retrouve dans la coursive. Je me mêle aux autres ombres qui me sont si familières, nous nous saluons, nous regroupons et échangeons quelques mots. Comme de sombres mécaniques, nous avançons, côte à côte, parfois sans un mot, perdus dans nos plus secrètes pensées ou simplement hagards. Marchez, marchez, petites marionnettes, toujours dans le même sens, dans la même trace, sans but.

15 heures. Retour en cellule. L'après-midi sera encore longue. S?occuper. Il faut s'occuper, les mains, les yeux, l'esprit.

Surtout ne pas penser. Ne pas penser à ce fils de dix ans qui pleure en silence dans son lit le soir, à la femme que l'on a quittée il y a plusieurs mois, pensant rentrer le lendemain, ou encore à cette mère amaigrie et malade, tant sa détresse est grande. Non, vraiment ne pas penser à tout cela. Garder le contrôle. Pompes et abdos, quelques exercices qui défoulent, fatiguent et engendrent une souffrance physique qui éloigne des blessures de l'âme.

La clé tourne dans la serrure, deux ombres bleues s'avancent? « Sondage des barreaux ».

Armés de barres de fer ils frappent sur les barreaux et grillages pour en vérifier l'état. Leur intrusion me laisse sans réaction, mais un sentiment de violation de mon intimité, omniprésent, se fait plus pressant.

L'après-midi n'en finit pas, mais la clarté du jour commence à baisser.

La clé tourne encore une fois dans la serrure, il est 17 h 30. « Repas ».Au son de la clé, je m'avance, gamelle à la main, somnambule guidé par des gestes devenus réflexes conditionnés. Indifférent face au menu habituel patates, oeuf dur, je me détourne des deux ombres devant moi, en lançant un « bonsoir » sans chercher à croiser leur regard et sans attendre de réponse de leur part. La porte se referme sur moi, les verrous claquent.

Il faut que je m'allonge quelques instants, je me sens si fatigué, il faut que je m'échappe. Sous les toits résonne l'appel à la prière à l'heure du crépuscule. Je me sens bien, en paix, bercé par les litanies de cet imam improvisé. J?aperçois de frêles silhouettes qui déambulent dans les rues sales et poussiéreuses de cette dangereuse ville. Je suis à Bangolo, en plein coeur de ce que l'on appelle la Côte d'Ivoire, cette région d'Afrique qui porte en elle les stigmates d'une horrible guerre. Fantômes harassés par une dure journée de labeur, qui se glissent sans bruit dans leurs fragiles habitations.

Je me surprends à sourire devant cet étrange spectacle qui n'est que le reflet de ma détresse.

Pauvres morts en sursis pour qui demain ne veut rien dire. La faim, la maladie et la peur sont leurs plus fidèles compagnes. Chaque jour est un nouveau combat à livrer. Pourtant, il arrive parfois qu'un visage s'ouvre et s'illumine, comme le regard d'un enfant découvrant ses cadeaux sous l'arbre de Noël.

Le miracle de l'humanité, je l'ai souvent rencontré, mes soldats aussi, récompense suprême pour avoir su protéger les faibles et les innocents.

Quel sentiment fabuleux de sauver une ou dix vies. J'ai vu tant de souffrances, tant d'horreurs... J'ai accompli ma mission, ils le savent et leur reconnaissance à notre égard vaut toute les médailles du monde. Même si aujourd'hui le prix à payer, c'est la honte et la prison, je ne regrette rien. Je redoute la justice des hommes, mais je ne crains pas celle de Dieu.

Il fait nuit, je suis dans le noir. Le vacarme des tabourets qui frappent avec rage contre les portes me rattrape. Les plombs ont sauté. Dans un quart d'heure, quelqu'un viendra sûrement. À tâtons, je cherche mes allumettes et allume une bougie. Sa lueur éclaire faiblement la feuille de papier posée sur la table, mais laisse la cellule baignée dans l'obscurité. L'instant est propice à l'écriture. Tant de courrier en suspens. Je prend mon temps et choisi minutieusement les mots que je couche sur ce papier. La souffrance est si grande dehors qu'il faut bien se garder de la nourrir.

Il va être 20 heures, l'électricité est revenue.

Il est temps pour moi de m'abandonner à cette « petite mort cérébrale » qui consiste à fixer les yeux sur l'écran jusqu'à ce que la fatigue ait raison de mes pensées les plus sombres. Une heure du matin, je ne veux plus lutter.

Le sommeil viendra avec une promesse : fuir le plus longtemps possible, jusque tard dans la matinée.

Sans bruit, l'oeil passera. Cinq fois, dix fois la lumière éclairera la cellule et au travers de l'oeilleton, l'ombre bleue fouillera l'espace à la recherche de ce polichinelle endormi dont l'âme toujours vivante se sera une fois encore évadée jusqu'au matin. 

* * * * * *

l. Thermoplongeur: permet de chauffer l'eau.

2. Terme utilisé par certains détenus désignant le repas. 

 

 

3. Auxiliaire : aide cuisinier désigné parmi les détenus

4. Couloir reliant les cellules les unes aux autres.  

Publié dans Page d'acceuil

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F
Mon adjudant-chef, je vous ai bien connu et je me dois de vous soutenir depuis valence, cette garnison que nous avons partagé ensemble. Ne vous laissez pas abattre et gardez confiance, vous valez bien plus que tout ce qui ressort de cette affaire, vous êtiez toujours proche de vos hommes et un compagnon remarquable. Vous avez beaucoup apportez durant vos années de service en rigueur et en présence, ne baissez pas les bras. Je crois en vous et vous demande de continuer à vous battre pour qu'enfin on reconnaisse votre droiture et votre obéissance, vous qui avez portez haut les couleurs de la France dans bien des parties du globe.<br /> Votre incarcération qui semble si injuste à tous ceux qui vous ont fréquenté et apprécié ne doit pas rabaisser un homme droit et volontaire comme vous, vous resterez l'adjudant-chef Guy RAUGEL, travail, rigueur et volonté de bien servir. Cette description est faible , eu égard à vos années de service, mais comme nous tous, vous resterez digne et modeste, vous respecterez les ordres donnés.<br /> A bientôt sur ce site, nous vous devons tant, nous que vous avez encouragé dans la carrière.
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